Le sourire

Article inspiré du thème Aménité ; à propos de l’effet du sourire en société.

Le sourire

Ça commence par un sourire. La surprise de ce sourire. Offert, total, limpide. Un coup de lumière transperçant ma peur atavique de l’Autre.

Fraîchement débarquée en Thaïlande, j’ai l’étrange impression que la moitié de mon être n’a pas encore touché terre De plus, on a perdu nos sacs à dos dans le trou noir entre entre Pékin et Bangkok et cela amplifie mon sentiment d’être privée d’une partie de ma matière constituante. Je suis telle une une Scotty dans l’Entreprise, attendant que son capitaine Kirk soit complètement beam/é!

Sans oublier que, comme tout Québécois voyageant vers l’Asie en plein hiver, nous venons de faire un tête à queue non seulement de températures mais aussi de rythmes circadiens. Arrivés en plein milieu de la nuit, pas moyen de dormir. Au lever du jour, tant pis la fatigue, à nous Bangkok!

Dans la rue, bonheur du soleil, de la verdure richement fleurie, de découvrir une réalité magnifiquement exotique. Nous trippons ! Tellement que j’en oublie mes bonnes manières d’occidentale et observe ouvertement les Thaïs qui mangent, marchent et roulent autour de moi. Petit matin : action !

Jusqu’à ce que mes yeux accrochent ceux d’une femme jeune, ou vieille : la féminité asiatique est sans âge… Même pas le temps de me détourner poliment, je reçois son immense sourire en pleine face. Touchée ! Elle poursuit son chemin, alors qu’en moi se met en branle une petite révolution intérieure.

Au fil des jours, timidement d’abord puis avec de plus en plus d’aplomb, je vérifie que cette rencontre de regards n’a pas été que le singulier cadeau d’une personne particulièrement avenante. J’outrepasse les réflexes relatifs aux codes sociaux dans lesquels j’ai été élevée et recherche activement le contact visuel des gens que je croise dans la rue, au marché, là où je me trouve.

Avec discernement bien sûr, mes antennes toujours déployées : pas envie d’attirer dans mon champs l’attention d’individus malveillants. Mais ceux-ci sont l’exception. Le plus souvent l’amorce est directe et franche. À tous coups les sourires fleurissent, spontanés, sans autre objet que la reconnaissance de notre humanité partagée.

(in text) boudhas 400Tout au long de mon séjour en Thaïlande j’ai été profondément nourrie par ces communications silencieuses. Si la barrière de la langue, parlée tant qu’écrite, m’est demeurée infranchissable – au point où il n’en reste aucun écho dans mes oreilles ! – les portes que ces sourires ont fait battre en moi m’ont permis d’entrevoir une réalité sociale où, au delà des différences de culture, de genre ou de statut, c’est le dénominateur commun de deux êtres incarnés qui est d’abord honoré, d’âme à âme. Et cela est infiniment bon à vivre.

Rien à voir avec avec la couche teflonisée dont nos yeux d’occidentaux s’enduisent dès que nous circulons dans l’espace public urbain. Avec l’effort d’aveuglement ennuyé auquel nous nous astreignons pour garantir la bulle privée de nos concitoyens et notre étanchéité interpersonnelle.

À mon retour j’ai été combien triste de sentir mes vieilles habitudes reprendre les commandes. Je m’étais dit qu’il me revenait, à moi qui avais eu le privilège de vivre cette expérience révélatrice, d’initier les échanges de sourires. De partager leurs bienfaits tellement simples. Mais le plus souvent je n’obtenais qu’un inconfortable étirement de bouche chez la personne croisée ; une espèce de contraction faciale distraite, qui n’atteint ni les yeux ni le cœur. Et bientôt je sentis la même réponse affliger mon visage.

C’est vrai que je n’ai pas grandi au sein d’un peuple qui fréquente fervemment ses Wats, ces temples majestueux qui pullulent jusqu’aux fins fonds du pays, à l’intérieur desquels les mille visages du Bouddha dispensent éternellement l’exemple du potentiel salvateur de notre propre sourire. Alors peut-être est-ce normal que je m’y prenne mal, que mon approche manque de finesse. Peut-être n’est-ce qu’une affaire de pratique ?

Cet article a été publié dans le magazine Le Tourvol 32, no 2, p.18  

Le vide en soi

Article inspiré du thème Vacuité ; l’hiver intérieur / contempler le vide intérieur pour se relier à la sagesse divine.

Le vide en soi

Selon certaines traditions amérindiennes il existe des prières mâles et des prières femelles. Les premières projettent une supplique : « Ô Grand Esprit, Mon Dieu, Mes Guides…, aidez-moi, faites que…». On demande aux Forces toutes-puissantes d’entendre nos requêtes et d’infléchir le cours des choses selon nos voeux.

Les prières-femmes ont une dynamique contraire; ce sont celles où, devant les questions qui nous habitent, on installe au cœur de soi un espace de silence dans lequel on se recueille sans attente, confiant que ce vide est infiniment fécond, générateur d’inspirations et de perspectives qui nous aideront à voir plus loin, faire des choix, transcender. On est à l’écoute de ce qui se présentera, tangible ou pas, conscient que certaines graines demandent du temps pour germer. Ce qui importe est l’état de réceptivité dans lequel ces prières femelles nous plongent.

(in text) Le vide en soiBien entendu les prières des deux genres sont nécessaires et complémentaires. Ces modalités antinomiques sont profondément inscrites dans notre psyché et correspondent à différents besoins de l’expérience humaine. Malheureusement l’espace social dans lequel nous vivons ne reconnaît pas l’importance de la contemplation du vide. Une mystification collective règne, nous faisant croire qu’être épanouis signifie belle humeur constante, pro-activité, productivité et efficacité soutenus. Il faut rester au sommet de sa forme de jeunesse, mordre à pleines dents blanches dans une vie qui n’attend pas, caféine, Red Bull, et substances médicamenteuses à la rescousse. On comprend que dans une telle structure de valeurs, le viscéral besoin d’arrêt soit souvent vécu comme étant anormal, voire assimilé à la dépression.

Et c’est vrai que c’est dur de ressentir en soi le manque d’élan, la perte d’inspiration et la baisse d’énergie qui sont souvent des signes que notre être profond se replie et passe en phase de latence. Il est extrêmement difficile de se déposer dans l’hiver en soi. De pratiquer la présence quand plus rien ne bouge et que tout a l’air mort, que tout goûte la même chose au point qu’on croit manger des cendres. On est fragile, vulnérable ; le doute et la honte ne tardent pas à se profiler. Bientôt les voix implacables de nos juges intérieurs en profitent pour s’élever, amplifiées par la résonnance du vide. Nous pleurons d’angoisse dans la blanche étendue de ces pages d’existence.

Chez les mystiques on connaît la valeur des « nuits noires de l’âme » qui souvent précèdent une illumination. On sait par expérience, parce que certains qui l’ont vécu en ont témoigné, que l’âme se laisse parfois descendre aux plus bas points afin d’y prendre appui pour rebondir vers de nouvelles altitudes. Nous, les peuples du nord, qui faisons chaque année la dure expérience de l’hiver, savons que la nature qui nous entoure est adaptée à cette saison rigoureuse : non seulement elle y survit, elle en profite aussi pour se régénérer. Nous participons physiquement à cette réalité ; il y a donc forcément aussi, dans nos corps, une sagesse intrinsèque sur laquelle nous pouvons compter si nous nous en donnons la possibilité.

Mais cela est subversif et va à l’encontre de l’ordre social établi. Car comment fonctionnerait une civilisation où il serait non seulement admis mais prévu qu’à certains moments de sa vie une personne devienne sombre et sans éclat, qu’elle perde le fil de ce qui a du sens pour elle. Quels types de supports seraient offerts pour lui permettre de ralentir, se retirer, faire le vide et baigner dans le silence intérieur. Comment fournir des cadres bienveillants où l’on puisse se laisser descendre avec dignité, jusqu’à ce qu’émerge une nouvelle impulsion créatrice. Car n’est-ce pas toute la communauté qui en bénéficiera en retour ? De quoi aurait l’air une société qui honorerait d’abord sa richesse humaine ?

Si ces questions sont trop vastes et utopiques pour qu’on y réponde aujourd’hui, on peut déjà commencer à les considérer à une échelle plus personnelle : comment puis-je apprendre à reconnaître ces états en moi, les accepter et leur laisser de la place, m’asseoir au beau milieu du vide et faire confiance à l’invisible et mystérieux processus que le silence favorise ?

Oh la belle prière-femme !

Cet article a été publié dans le magazine Le Tourvol 32, no 1, p.37 

et aussi dans le webzine Covivia : vol 10, no 19