Le vide en soi

Article inspiré du thème Vacuité ; l’hiver intérieur / contempler le vide intérieur pour se relier à la sagesse divine.

Le vide en soi

Selon certaines traditions amérindiennes il existe des prières mâles et des prières femelles. Les premières projettent une supplique : « Ô Grand Esprit, Mon Dieu, Mes Guides…, aidez-moi, faites que…». On demande aux Forces toutes-puissantes d’entendre nos requêtes et d’infléchir le cours des choses selon nos voeux.

Les prières-femmes ont une dynamique contraire; ce sont celles où, devant les questions qui nous habitent, on installe au cœur de soi un espace de silence dans lequel on se recueille sans attente, confiant que ce vide est infiniment fécond, générateur d’inspirations et de perspectives qui nous aideront à voir plus loin, faire des choix, transcender. On est à l’écoute de ce qui se présentera, tangible ou pas, conscient que certaines graines demandent du temps pour germer. Ce qui importe est l’état de réceptivité dans lequel ces prières femelles nous plongent.

(in text) Le vide en soiBien entendu les prières des deux genres sont nécessaires et complémentaires. Ces modalités antinomiques sont profondément inscrites dans notre psyché et correspondent à différents besoins de l’expérience humaine. Malheureusement l’espace social dans lequel nous vivons ne reconnaît pas l’importance de la contemplation du vide. Une mystification collective règne, nous faisant croire qu’être épanouis signifie belle humeur constante, pro-activité, productivité et efficacité soutenus. Il faut rester au sommet de sa forme de jeunesse, mordre à pleines dents blanches dans une vie qui n’attend pas, caféine, Red Bull, et substances médicamenteuses à la rescousse. On comprend que dans une telle structure de valeurs, le viscéral besoin d’arrêt soit souvent vécu comme étant anormal, voire assimilé à la dépression.

Et c’est vrai que c’est dur de ressentir en soi le manque d’élan, la perte d’inspiration et la baisse d’énergie qui sont souvent des signes que notre être profond se replie et passe en phase de latence. Il est extrêmement difficile de se déposer dans l’hiver en soi. De pratiquer la présence quand plus rien ne bouge et que tout a l’air mort, que tout goûte la même chose au point qu’on croit manger des cendres. On est fragile, vulnérable ; le doute et la honte ne tardent pas à se profiler. Bientôt les voix implacables de nos juges intérieurs en profitent pour s’élever, amplifiées par la résonnance du vide. Nous pleurons d’angoisse dans la blanche étendue de ces pages d’existence.

Chez les mystiques on connaît la valeur des « nuits noires de l’âme » qui souvent précèdent une illumination. On sait par expérience, parce que certains qui l’ont vécu en ont témoigné, que l’âme se laisse parfois descendre aux plus bas points afin d’y prendre appui pour rebondir vers de nouvelles altitudes. Nous, les peuples du nord, qui faisons chaque année la dure expérience de l’hiver, savons que la nature qui nous entoure est adaptée à cette saison rigoureuse : non seulement elle y survit, elle en profite aussi pour se régénérer. Nous participons physiquement à cette réalité ; il y a donc forcément aussi, dans nos corps, une sagesse intrinsèque sur laquelle nous pouvons compter si nous nous en donnons la possibilité.

Mais cela est subversif et va à l’encontre de l’ordre social établi. Car comment fonctionnerait une civilisation où il serait non seulement admis mais prévu qu’à certains moments de sa vie une personne devienne sombre et sans éclat, qu’elle perde le fil de ce qui a du sens pour elle. Quels types de supports seraient offerts pour lui permettre de ralentir, se retirer, faire le vide et baigner dans le silence intérieur. Comment fournir des cadres bienveillants où l’on puisse se laisser descendre avec dignité, jusqu’à ce qu’émerge une nouvelle impulsion créatrice. Car n’est-ce pas toute la communauté qui en bénéficiera en retour ? De quoi aurait l’air une société qui honorerait d’abord sa richesse humaine ?

Si ces questions sont trop vastes et utopiques pour qu’on y réponde aujourd’hui, on peut déjà commencer à les considérer à une échelle plus personnelle : comment puis-je apprendre à reconnaître ces états en moi, les accepter et leur laisser de la place, m’asseoir au beau milieu du vide et faire confiance à l’invisible et mystérieux processus que le silence favorise ?

Oh la belle prière-femme !

Cet article a été publié dans le magazine Le Tourvol 32, no 1, p.37 

et aussi dans le webzine Covivia : vol 10, no 19