Témoins de nos propres remous

Article Inspiré du thème La persévérance; à propos de la méditation active.

Être notre propre témoin

Nous sommes peut-être rendus à la seizième minute de la première étape de cette méditation active. Ou la onzième, ou la dix-neuvième et demie. C’est fou comme la texture du temps change lorsqu’on s’exerce à la présence. Et je ris. Je ris car telle est la prescription rituelle de cette première étape : rire. Rire sans raison, à coups de Ho ! Ho ! Ho ! Ha ! Ha ! Ha ! Hi ! Hi ! Hi ! Juste ça ! C’est qu’aujourd’hui nous pratiquons la Rose Mystique, une méditation active qui commence par vingt minutes de rire, sans déclencheur, si non que d’entendre le rire, tout aussi absurde que le mien, des autres qui méditent avec moi.

(in text) pleure ritJe traverse des phases où mon mental m’envoie des signaux d’irritation ou d’impatience : « perdre ainsi ton temps alors que tu as tant à faire, franchement… Non mais de quoi as-tu l’air… ». Je l’entendrai peut-être encore lors de la dernière étape qui se fait au repos, en silence : « C’est long… Je me demande quelle heure il est… On a sûrement dépassé le temps … C’est donc bien long… » et ainsi de suite jusqu’à ce que le gong qui marque la fin retentisse, comme prévu !

Je continue malgré ces objections internes parce que je sais qu’elles sont l’expression d’une partie de moi qui résiste à se laisser couler dans le processus. Ma pensée rationnelle lutte pour ne pas perdre le contrôle. Elle déteste s’en remettre à ce qui la dépasse; elle s’agite et s’inquiète. Mais je laisse passer les vagues qu’elle soulève, sans m’y accrocher.

C’est parfois plus difficile que d’autres. Rester témoin de nos propres remous est un méchant défi ! J’en connais cependant la valeur puisque j’éprouve à chaque fois les vertus des méditations actives : les états de fluidité et d’expansion de conscience auxquels je touche pendant que je les pratique ; leurs bienfaits immédiats dès qu’elles se terminent et que je sens mon corps délesté et vibrant, mon esprit apaisé. Je reconnais que les faire de semaine en semaine me permet d’exercer mon aptitude à lâcher prise et à être plus présente ; l’espace qu’elles ouvrent et développent au cœur de mon être est une ressource inestimable.

Car les méditations actives sont des métaphores qui mettent en scène les diverses dynamiques de l’existence humaine. Elles les symbolisent par des enchaînements d’étapes pendant lesquelles les (in text) chandelle 300pratiquants effectuent des mouvements, des voisements (production de sons) ou respirations qui sont parfois libres, chaotiques, répétitifs ou structurés, comme peuvent l’être les voies de la réalité. Certains passages plus exigeants invitent à dépasser ses limites, d’autres intriguent, font découvrir des ressources qu’on ne se soupçonnait pas ; d’autres enchantent et on les répéterait inlassablement, enfin il y a ceux pendant lesquels on est distrait, contrarié, où on s’ennuie complètement. Comme dans le fil du quotidien.

Elles valent toujours la peine d’aller jusqu’au bout puisqu’au delà de l’affinité ou des réticences que l’on peut ressentir envers leurs différentes phases, elles culminent toutes avec une période d’immobilité silencieuse pendant laquelle le corps allégé se dépose, et où s’offre la possibilité d’investir plus pleinement la conscience d’être, ici, maintenant. Ultimement les méditations actives ramènent au centre de soi, ce lieu inaltérable où l’âme fertilise l’existence. Et voilà le cadeau!

Cet article a été publié dans le magazine Le Tourvol 31, no 3, p.23 

Le vide en soi

Article inspiré du thème Vacuité ; l’hiver intérieur / contempler le vide intérieur pour se relier à la sagesse divine.

Le vide en soi

Selon certaines traditions amérindiennes il existe des prières mâles et des prières femelles. Les premières projettent une supplique : « Ô Grand Esprit, Mon Dieu, Mes Guides…, aidez-moi, faites que…». On demande aux Forces toutes-puissantes d’entendre nos requêtes et d’infléchir le cours des choses selon nos voeux.

Les prières-femmes ont une dynamique contraire; ce sont celles où, devant les questions qui nous habitent, on installe au cœur de soi un espace de silence dans lequel on se recueille sans attente, confiant que ce vide est infiniment fécond, générateur d’inspirations et de perspectives qui nous aideront à voir plus loin, faire des choix, transcender. On est à l’écoute de ce qui se présentera, tangible ou pas, conscient que certaines graines demandent du temps pour germer. Ce qui importe est l’état de réceptivité dans lequel ces prières femelles nous plongent.

(in text) Le vide en soiBien entendu les prières des deux genres sont nécessaires et complémentaires. Ces modalités antinomiques sont profondément inscrites dans notre psyché et correspondent à différents besoins de l’expérience humaine. Malheureusement l’espace social dans lequel nous vivons ne reconnaît pas l’importance de la contemplation du vide. Une mystification collective règne, nous faisant croire qu’être épanouis signifie belle humeur constante, pro-activité, productivité et efficacité soutenus. Il faut rester au sommet de sa forme de jeunesse, mordre à pleines dents blanches dans une vie qui n’attend pas, caféine, Red Bull, et substances médicamenteuses à la rescousse. On comprend que dans une telle structure de valeurs, le viscéral besoin d’arrêt soit souvent vécu comme étant anormal, voire assimilé à la dépression.

Et c’est vrai que c’est dur de ressentir en soi le manque d’élan, la perte d’inspiration et la baisse d’énergie qui sont souvent des signes que notre être profond se replie et passe en phase de latence. Il est extrêmement difficile de se déposer dans l’hiver en soi. De pratiquer la présence quand plus rien ne bouge et que tout a l’air mort, que tout goûte la même chose au point qu’on croit manger des cendres. On est fragile, vulnérable ; le doute et la honte ne tardent pas à se profiler. Bientôt les voix implacables de nos juges intérieurs en profitent pour s’élever, amplifiées par la résonnance du vide. Nous pleurons d’angoisse dans la blanche étendue de ces pages d’existence.

Chez les mystiques on connaît la valeur des « nuits noires de l’âme » qui souvent précèdent une illumination. On sait par expérience, parce que certains qui l’ont vécu en ont témoigné, que l’âme se laisse parfois descendre aux plus bas points afin d’y prendre appui pour rebondir vers de nouvelles altitudes. Nous, les peuples du nord, qui faisons chaque année la dure expérience de l’hiver, savons que la nature qui nous entoure est adaptée à cette saison rigoureuse : non seulement elle y survit, elle en profite aussi pour se régénérer. Nous participons physiquement à cette réalité ; il y a donc forcément aussi, dans nos corps, une sagesse intrinsèque sur laquelle nous pouvons compter si nous nous en donnons la possibilité.

Mais cela est subversif et va à l’encontre de l’ordre social établi. Car comment fonctionnerait une civilisation où il serait non seulement admis mais prévu qu’à certains moments de sa vie une personne devienne sombre et sans éclat, qu’elle perde le fil de ce qui a du sens pour elle. Quels types de supports seraient offerts pour lui permettre de ralentir, se retirer, faire le vide et baigner dans le silence intérieur. Comment fournir des cadres bienveillants où l’on puisse se laisser descendre avec dignité, jusqu’à ce qu’émerge une nouvelle impulsion créatrice. Car n’est-ce pas toute la communauté qui en bénéficiera en retour ? De quoi aurait l’air une société qui honorerait d’abord sa richesse humaine ?

Si ces questions sont trop vastes et utopiques pour qu’on y réponde aujourd’hui, on peut déjà commencer à les considérer à une échelle plus personnelle : comment puis-je apprendre à reconnaître ces états en moi, les accepter et leur laisser de la place, m’asseoir au beau milieu du vide et faire confiance à l’invisible et mystérieux processus que le silence favorise ?

Oh la belle prière-femme !

Cet article a été publié dans le magazine Le Tourvol 32, no 1, p.37 

et aussi dans le webzine Covivia : vol 10, no 19